Ce texte, « The Cynic and the Boatbuilder » a été publié en avril 2013.
Traduction d’Isabelle Wynn.
Il y a quelques jours, je marchais au bord de la mer à Stockholm, lorsqu’un jeune irlandais m’a interpellé par mon nom. Ce n’est pas le genre de chose qui m’arrive souvent –il semblerait qu’il fasse partie du petit nombre de personnes qui ont lu mon livre – et j’ai donc vu cette coïncidence comme un signe de m’arrêter pour converser.
Il s’est avéré qu’il passait deux années en Suède pour se former à la construction navale et apprendre les techniques traditionnelles de fabrication de bateaux artisanale. Son histoire m’a inspiré sur plusieurs plans. Premièrement, j’avais devant moi un jeune intelligent engagé dans une filière professionnelle n’offrant pas de perspective de prestige ni de richesse. Deuxièmement, il était profondément engagé non seulement dans son métier, mais aussi dans le projet de l’ouvrir à davantage de jeunes irlandais par le biais d’une organisation qu’il a co-fondée : l’Association des bateaux traditionnels nordiques-irlandais. Troisièmement, quand il m’a présenté au reste de l’équipe et qu’il m’a montré les bateaux qu’ils construisaient, j’ai été frappé de voir combien ces bateaux reflétaient la minutie de cet artisanat et une forme de vitalité, illustrant par là le « nouveau matérialisme » qui cherche à rendre notre monde à nouveau sacré.
En les quittant un quart d’heure plus tard, j’étais rempli d’espoir et d’optimisme quant à la situation de l’humanité.
Optimiste pour quelle raison ?
À quoi bon réhabiliter la construction navale traditionnelle dans un contexte de changement climatique, de fracturation hydraulique, de déchets nucléaires, de destruction des forêts, de néo-libéralisme, de surveillance étatique, de famine des enfants, de traite humaine, de travail forcé, d’incarcération juvénile et de toutes les autres horreurs qui ravagent notre planète ?
Pourquoi ai-je ressenti cet optimisme ? Une explication possible, c’est que ma raison a été obscurcie par les bons sentiments. Dans un moment de distraction, je me suis laissé embobiner par une petite fleur poussant dans l’immense décharge toxique de notre société. Sa beauté fugitive m’a fait oublier la laideur et permis d’échapper à la logique implacable du désespoir grâce à une émotion gratifiante. Comme tous les signes positifs, cette rencontre m’a donné un faux espoir dans le sens où elle laissait entendre qu’après tout les choses n’allaient pas si mal que ça. Et en théorie, ce raisonnement est dangereux, parce que seule une conscience aiguë de l’horreur de notre situation nous permettra d’y répondre de façon adaptée au lieu de prétendre allègrement tout va bien.
Examinons à présent une alternative à cette explication : le constructeur de bateaux m’a rendu l’espoir parce qu’il est dans la mouvance d’un changement de valeurs à l’œuvre sous la surface de la normalité. Son cas n’est pas exceptionnel : il fait partie des précurseurs d’un vaste mouvement. Même si sa vocation ne prend pas le pouvoir établi directement à parti, cette réorientation de son énergie vitale crée une sorte de champ ou de modèle permettant d’en inspirer d’autres. Son exemple invite à d’autres formes de non-participation. Quand l’un de nous rencontre une personne qui rejette les normes et les valeurs dominantes, il nous paraît un peu moins insensé de faire de même. Tout acte de rébellion ou de non-participation, même à petite échelle, est donc un acte politique. Construire des bateaux de ses mains est un acte politique. Cela ne veut pas dire que l’industrie bancaire, Monsanto, le complexe militaro-industriel, et autres changeraient miraculeusement leurs pratiques si seulement plus d’entre nous se mettaient à construire des bateaux. C’est qu’en fait la construction navale artisanale puise son inspiration à la même source que d’autres facteurs de transformation.
Ce charpentier de marine n’a pas choisi sa voie dans le but de changer le monde. Quand nous devons faire nos choix en fonction de ce qui pourrait avoir un impact sur le monde, nous sommes souvent désemparés, parce que l’ampleur des changements nécessaires à l’heure actuelle est telle que nous ne savons absolument pas comment les mettre en œuvre. Aucun plan n’est réaliste, tout espoir est naïf.
Le cynique pense qu’il fait preuve de réalisme, contrairement à celui qui vit dans l’espoir. C’est en fait l’inverse qui est vrai. Le cynisme paralyse, alors que la personne naïve, en tentant de faire ce que le cynique déclare être impossible, y réussit parfois.
Paradoxalement, c’est grâce à la somme de milliards d’actes inutiles que le monde changera. Il nous faut obéir à une autre forme de logique que celle qui consiste à demander : « Dans un contexte plus vaste, est-ce que cet acte aura un impact significatif ? » Dans le contexte, mettons, du changement climatique, même les mesures prises pour réduire les émissions de carbone n’auront pas d’impact significatif. Vous pouvez circuler à vélo et réduire vos déchets, mais quel en sera l’impact si les milliards de personnes qui n’ont pas « percuté » ne changent rien à leur comportement ? Et du coup certains affirment que plutôt que de rouler soi-même en vélo, il vaut mieux essayer de convaincre des millions d’autres de le faire, ou bien faire pression pour changer les politiques gouvernementales. Mais si on suit cette logique, personne ne commencera à circuler à vélo ! Nous avons besoin d’une autre raison de faire ce genre de choses, qui ne les instrumentalise pas. Je veux dire par là une raison qui ne soit pas tributaire d’un résultat final correspondant à notre perception habituelle de la causalité.
Ce qui ne veut pas dire que nous ne devons pas essayer de changer les opinions et les systèmes. Mais ce n’est pas suffisant, et ce n’est pas donné à tout le monde. Nous avons également besoin de réhabiliter les choix, si petits, si invisibles soient-ils.
En quittant le charpentier de marine, je me suis dit : « Je ne peux pas tolérer de vivre dans un monde qui ne reconnaît pas l’importance de ce qu’il fait. » Dans la vision du monde qui prévaut, la plupart de nos choix personnels n’ont pas d’importance. Pourtant, ils semblent importants sur le moment. Devons-nous passer outre à ce qui nous semble important ici et maintenant, et choisir plutôt de prendre nos décisions en fonction de leurs conséquences ultimes calculées de façon rationnelle ?
Il se peut que cette mentalité soit la cause même de notre fâcheuse situation. D’une part, c’est la mentalité de l’argent : focalisés sur un chiffre qui représente un certain objectif, nous consacrons notre temps et nos ressources à des choses qui n’ont rien à voir avec ce qui nous passionne. C’est ce que font couramment les étudiants quand ils choisissent une filière « avec des débouchés » au lieu d’étudier ce qui leur tient vraiment à cœur (ou d’abandonner les études pour une autre passion). C’est la même mentalité qui endurcit nos cœurs et nous pousse à sacrifier tel arbre, telle forêt, tel animal, tel être humain parce qu’ils gênent le progrès.
Lorsque nous décidons d’arrêter et de nous concentrer plutôt sur ce qui est juste devant nous, cela semble parfois irrationnel. Comment concilier cela avec ce sentiment de ce qui est important ?
Si les petits actes en faveur de la beauté et du bien nous paraissent irrationnels, c’est parce que nous baignons dans une vision du monde qui définit ce qui est rationnel, pratique et logique. Schématiquement, elle nous dépeint comme étant des individus séparés au sein d’un univers extérieur à nous, objectif et mû par diverses forces. Étant donné la relative faiblesse de notre propre force, ce que nous entreprenons dans cet univers extérieur importe peu. Mais cette façon de concevoir le monde est en train de devenir obsolète. En revanche, lorsque nous nous percevons comme des êtres reliés, inséparables de tout ce qui est, lorsque nous percevons le soi et le monde comme deux miroirs inséparables l’un de l’autre, alors, le sentiment que nos actes individuels ont une signification cosmique n’est plus si irrationnel que ça. Cela confère une certaine logique à la croyance que, lorsqu’une chose change, tout change. Voilà ce qui valide la notion du charpentier de marine créant un champ ou modèle qui permet aux autres de changer.
Je pourrais citer de nombreux exemples qui indiquent que nos actions individuelles affectent le monde d’une manière qui défie notre compréhension habituelle de la causalité ; je pourrais aussi citer certains changements de paradigme scientifique qui semblent invalider la distinction rigide entre le soi et l’autre ; pourtant, aucun d’eux n’apporte une certitude ou une preuve. Le cynique continuera à arguer que ça n’a pas d’importance et que ça ne va pas marcher. Vous avez probablement eu des discussions avec de tels cyniques : les réalistes qui trouvent toujours une raison pour laquelle une idée n’est pas susceptible de réussir. Peut-être discutez-vous avec votre cynique interne, qui dit la même chose à propos de chaque changement dans votre vie. Eh bien, tous ces cyniques ont raison. Vu sous l’éclairage de leur conception du monde, ça ne marchera probablement pas. Il faut qu’une sorte de miracle se produise : par exemple, que la bonne personne intervienne de façon désintéressée pour aider au bon moment, ou que quelqu’un change d’avis et agisse à l’encontre de son propre intérêt vu de façon rationnelle.
Si nous voulons que notre planète soit encore habitable dans cinquante ans, il faut que de tels évènements se produisent à une immense échelle.
En l’absence de certitude ou de preuve, comment pouvons-nous surmonter le cynisme (interne ou externe)? Nous ne pouvons pas le surmonter. Nous pouvons, cependant, soigner la blessure qui l’engendre. Le cynisme cache la blessure de l’idéalisme brisé et de l’espoir trahi. Tout ce qui réveille notre intuition enfantine (naïve) qu’un monde plus beau est possible engendre, parallèlement au sentiment exaltant de l’espoir, une émergence de la peur, du chagrin et de la douleur. Nous craignons d’être déçus une fois de plus. Il est beaucoup plus sécurisant de ne pas y croire, de le rejeter comme idéaliste, malaisé, impossible. Cette douleur est aussi à l’origine de la dérision qui accompagne souvent le scepticisme. Cela explique peut-être pourquoi les théories ou phénomènes scientifiques insolites suggérant que l’on trouve ordre, intelligence et finalité dans l’univers au-delà de nous-mêmes sont l’objet de critiques aussi virulentes.
Faisons une petite expérience. Répétez la phrase, «Eisenstein est vraiment trop naïf» dans votre tête à plusieurs reprises, et laissez-vous prendre par cet état d’esprit de jugement. Par quel mélange de sensations est-il accompagné ? Vous remarquerez peut-être un sentiment de gratification. Vous loin d’être un imbécile. Vous êtes quelqu’un de pratique, de rationnel, d’intelligent. Vous n’allez pas vous laisser embobiner par des sentiments crédules et croire n’importe quoi. De quelle la douleur ces sentiments et jugements protègent-ils ? Qu’est-ce qui fait mal?
Ce n’est que lorsque nous confrontons et guérissons cette blessure sous-jacente que nous pouvons prendre pleine possession de toute notre force en tant qu’agents de changement. C’est alors que nous pouvons vraiment croire en ce que nous cherchons à créer, et nous adonner pleinement au service du monde plus beau que nos cœurs pressentent. Le cynisme, la morosité et le désespoir ne sont pas les obstacles qu’il nous faut surmonter.
Retour sur le texte précédent :
Je voudrais partager avec mes lecteurs l’extrait d’une lettre que m’a envoyé Samuel Brett (avec son accord). L’article auquel il fait référence, Le cynique et le charpentier de marine, évoque l’importance de consacrer sa vie à quelque chose de beau, même si cela semble insensé au regard du changement climatique et autres menaces. En l’occurrence, à la préservation de la technique traditionnelle de construction de bateaux nordique-irlandais. Du point de vue d’un cynique : « Bon, très bien, mais à quoi ça sert face à la crise ? » Voici donc la lettre de Samuel.
«Un ami américain m’a récemment envoyé par Facebook un lien vers un article que vous avez écrit intitulé «Le cynique et le charpentier de marine», qui m’a ému aux larmes pour plusieurs raisons, la première étant que… c’est moi, ce charpentier qui vous a accosté ce matin de printemps sur la promenade Skeppsholmen à Stockholm.
La deuxième, c’est que j’ai découvert cet article (du fait d’une synchronicité encore inexpliquée) le jour même de l’enterrement de mon père, alors que j’étais affecté par une profonde détresse.
Les larmes me sont venues parce qu’après une rencontre en apparence si brève, vous avez su saisir et décrire avec autant d’éloquence mes motivations, ma passion, mes convictions profondes comme je les décrirais moi-même. Parfois, j’ai l’impression que personne (et souvent pas moi non plus) ne comprend ce que je fais, parfois j’ai l’impression que je suis à la fois le cynique et le charpentier, et la validation extérieure apportée par cet article m’a profondément ému.
Avec la mort de mon père, mon esprit s’est tourné vers la réflexion dans la solitude et cette introspection m’a fait réfléchir au rôle que nous jouons dans la vie les uns des autres, et comme un père en inspirant son fils peut tout changer. La façon dont nous nous inspirons mutuellement et réveillons le héros qui dort en nous. C’est stimulant de penser que je vous ai inspiré, compte tenu de l’inspiration que vous avez vous-même été pour moi. C’est vraiment un honneur pour moi. »
Ce sont de petits moments comme celui-ci qui me motivent bien davantage que n’importe quelle «mesure de succès» conventionnelle ne saurait le faire. Les gens me demandent parfois qui sont mes héros, qui j’admire le plus. Je dois avouer que j’admire les gens comme ce charpentier plus que ceux qui assument un rôle public de premier plan dans un mouvement pour la justice sociale ou environnementale. Bien sûr, j’applaudis aussi leur travail, mais le niveau de conviction nécessaire pour consacrer sa vie à des actes de beauté insensés est d’un autre ordre. Nous avons grandi avec une logique qui déclare aux militants du changement visible : « Vous avez un vrai impact– tout du moins comparé aux vies anonymes, invisibles, de la plupart des gens. » Ils peuvent trouver un fil conducteur entre les causes et les conséquences de leur travail sur la question du désinvestissement dans le carbone, par exemple, et la perspective d’une planète Terre qui reste habitable. Ils peuvent offrir à leur raisonnement une validation sous forme d’arguments. Ils peuvent se justifier.
Il n’en va pas de même pour les charpentiers, ou pour ceux qui essaient d’empêcher une langue de s’éteindre, ou pour ceux qui restaurent des guitares anciennes, ou en fait pour la plupart des artistes et des musiciens dans le monde. Même s’ils pouvaient concocter une justification comme quoi leur travail est en fait important pour la planète, ils savent très bien qu’ils s’y consacrent pour une tout autre raison. Nul ne peut dire en toute franchise : « J’ai comparé les effets positifs et négatifs et j’ai décidé que la meilleure façon d’utiliser mes talents est de construire des bateaux, et voilà pourquoi je m’y consacre. » Ce serait perçu comme une autojustification absurde. Non, ces personnes ne peuvent pas se dire «ce que je fais a de la valeur et de l’importance dans le monde» pour les encourager dans un travail qui ne récolte pas souvent de reconnaissance financière ou sociale. Voilà pourquoi je les admire : pour la force intérieure qui les porte quand ni l’argent, ni l’idéologie, ni le statut social ne le font.
Vu au travers d’une autre grille de lecture des causes et des effets, c’est grâce à ces personnes, les artistes et les soignants, que le monde ne s’effondre pas. On ne réalise l’importance de leur rôle qu’avec le temps, et souvent juste lors d’aperçus laissant transparaître les effets profonds du karma. Cher lecteur, avez-vous déjà fait l’expérience de découvrir par hasard qu’un acte gratuit de gentillesse, de générosité ou de beauté effectué des années auparavant avait changé la vie de quelqu’un ? Et vous avez réalisé à ce moment-là que chaque acte porte ses fruits.
C’est l’effet que la lettre de Samuel a eu sur moi. Elle a bousculé mes a priori et m’a aidé à comprendre que je n’ai pas à m’inquiéter du nombre de personnes qui entendront mon message, de l’élaboration de la stratégie la plus efficace, ou de la justification de mes choix. Je peux faire comme Samuel et tant d’autres le font : consacrer mes talents aux causes dont la beauté m’interpelle. Il se peut que les effets paraissent méritoires et importants à mon esprit rationnel – je ne veux pas non plus faire fi des grandes actions – mais peut-être que ces effets ne servent qu’à me donner du courage. Peut-être que personne ne les découvrira jamais. Peut-être que je ne les découvrirai pas moi-même.
Photo de Une : D.R.