Le blog du Manifeste pour une Terre Vivante
Ce texte, « Standing in the Center of the Unknowing as the World Cries. What to Do? » a été publié le 17 décembre 2024 — Traduction d’Isabelle Wynn.
En ce jour, ma consternation est semblable à un étang au fond duquel bouillonnent quatre sources. L’horreur et la beauté, une ignorance abyssale et une créativité sans limites se mêlent dans ces eaux et me paralysent, temporairement, je l’espère. J’ignore combien de temps s’écoulera avant que je ne sache quelle direction prendre.
La première source est un article du New York Times intitulé « Sorry, but This Is the Future of Food » (Désolé, mais c’est l’avenir de l’alimentation), qui soutient que l’agriculture industrielle intensive de pointe est meilleure pour l’environnement que l’agriculture biologique, locale et régénératrice, et qu’elle est le seul moyen de nourrir le monde durablement. Un accès passager d’indignation m’a incité à dénoncer l’article, à exposer ses hypothèses implicites, à réfuter sa logique et à le replacer dans une mythologie plus large de destruction du monde. À peine ai-je pris une page blanche pour commencer à écrire que j’ai ressenti une vague de lassitude. J’ai déjà tant écrit à ce sujet. J’ai déjà exposé les arguments selon lesquels l’agriculture industrielle maximise le rendement par dollar et le rendement par unité de main-d’œuvre, et non le rendement par hectare. J’ai déjà établi (à ma satisfaction en tout cas) que l’humanité sert mieux la nature non pas en prenant ses distances et en minimisant son empreinte, mais en y participant à nouveau pleinement, comme une forme d’expansion de l’écologie. J’ai déjà décrit les dangers de l’utilisation excessive de la mesure du carbone comme indicateur de durabilité et j’ai proposé un paradigme alternatif de « Terre Vivante » qui attribue une importance primordiale à l’eau, au sol et à la biodiversité — les organes et les tissus d’une physiologie vivante — et j’ai expliqué en détail comment l’agriculture s’inscrit dans ce paradigme.
J’espère ne pas avoir lassé le lecteur avec ce bref résumé de l’article que je n’écrirai pas. Peut-être devrais-je l’écrire. Peut-être devrais-je dire ce qu’il faut dire encore et encore. Et je surmonterais peut-être ma lassitude pour le faire s’il n’y avait pas tant d’autres sources en effervescence sous mes pieds.
La deuxième source est une conversation que j’ai eue avec une amie, Kalah Hill, avec qui je n’avais pas conversé depuis plus d’un an. Dans « l’ancien narratif », on pourrait la qualifier de travailleuse du sexe. Je ne sais pas trop comment la décrire : peut-être comme une « coach érotique » ou une thérapeute qui travaille avec des individus et des couples pour guérir et libérer l’intimité dans la sphère érotique. C’est une femme très courageuse ; son parcours professionnel n’a pas été facile, car il s’expose aux idées et aux projections intensément négatives qui entourent ce type de travail. C’est ce dont le monde a le plus besoin qu’il rejette pourtant le plus cruellement. Même moi, qui l’admire, j’éprouve le besoin de préciser que je ne suis pas son client, afin de me tenir à distance du tabou qui l’entoure. En fait, c’est avec un peu de gêne et pas la moindre vertu que j’avoue ne pas avoir beaucoup pratiqué ce type de guérison. Quand Kalah m’a décrit le succès de sa pratique et m’a fait part de son impact sur ses clients, j’ai senti naître en moi de l’espoir pour ce monde. Je ne pense pas que l’écocide et le génocide puissent coexister avec le type de guérison et de libération qu’elle propose, si celles-ci venaient à se répandre largement.
Cela nous amène à la troisième source, une chronique de Caitlin Johnstone : « Méditations sur un amputé de six ans rampant à travers Gaza sur un skate-board ». Comment le travail de Kalah (ou de toute autre personne travaillant en contact direct avec d’autres dans les pays riches) peut-il avoir un sens à la lumière de l’horreur implacable de Gaza ? Je lis quotidiennement les articles en provenance de cette partie du monde : encore un hôpital bombardé, 20, 30 ou 40 personnes massacrées parce que, soi-disant, l’une d’entre elles était un « agent du Hamas », et j’ai envie de courir dans la rue en criant : « Ça suffit ! N’avons-nous rien appris ? Il faut que cela cesse ! » J’ai envie de mettre tout le reste de côté, de pleurer, de vous attraper par le bras pour vous entraîner dans l’angoisse horrifiée et ahurie que des êtres humains puisse s’infliger cela mutuellement, encore et encore. Mais ce qui m’horrifie plus encore, c’est que les mêmes dispositifs, les mêmes mentalités et la même rhétorique continuent de fonctionner avec la même efficacité, comme si nous n’avions rien appris. Mes propres tentatives de les confronter chez des personnes ayant à mon sens le pouvoir de modifier le cours des événements se sont révélées vaines, peut-être pires que vaines, contre-productives, car je me suis heurté à un rideau de fer d’arguments et de justifications protégeant une réalité bien à part. Si on accepte une discussion selon les termes de cette réalité, on a déjà perdu le débat. Si on rejette ses termes, on s’exclut du débat. Ces termes comprennent des notions telles que « les intérêts américains », « une réponse justifiée », « le terrorisme » et toutes les formes subtiles et pas si subtiles de déshumanisation, déshumanisation, déshumanisation et de division du monde entre nous et « eux ». Tandis que j’essayais de démonter le rideau de fer, ceux qu’il protégeait le renforçaient autour d’eux. « L’armée israélienne est la plus éthique du monde. Les pertes sont exagérées. Les organisations d’aide sont antisémites. Les vidéos sont truquées. Et de toute façon, Israël n’a pas le choix face à des ennemis fanatiques qui veulent éliminer tous les Juifs de la surface de la terre ».
Faut-il que je continue à démonter le rideau de fer ? Et si non, que faire d’autre ? Je ne sais pas, et cela m’a touché que Caitlin Johnstone ne prétende pas le savoir non plus.
Quand on arrive au bout du rouleau, l’espoir s’éteint ; mais, paradoxalement, je trouve une forme d’espoir dans cette extinction.
Pourtant, il y a une chose dont je suis certain : le rideau de fer ne fait pas qu’isoler les va-t-en-guerre et ceux qui trouvent des excuses aux génocides, il se dresse aussi en eux, les empêchant d’éprouver des sentiments qui, s’ils les ressentaient, leur rendraient les massacres intolérables, qu’ils soient « justifiés » ou non. Voilà pourquoi je fais confiance à ce qui motive les guérisseurs de ce monde. Je sais que leur action ne se fait pas dans l’ignorance des crimes contre l’humanité qui ont lieu en Palestine et ailleurs en ce moment même (Haïti, Congo, Éthiopie, Syrie, Soudan…). Ils ne démontent pas le rideau, mais ils finissent par induire ceux qui sont derrière et à troquer le fer contre de la soi.
Si la honte, l’horreur et le dégoût suscités par les génocides passés et le mantra « Plus jamais ça ! » suffisaient à mettre un terme aux génocides futurs, ils auraient cessé depuis longtemps.
Le sentiment de futilité que j’éprouve face au rideau de fer s’apparente à celui suscité par l’article du New York Times sur l’agriculture industrielle. Finirons-nous un jour par comprendre? Comprendrons-nous un jour que les solutions techniques sont un cercle vicieux : toujours devoir appliquer une nouvelle technologie pour résoudre les problèmes causés par la technologie précédente ? Réaliserons-nous un jour quelles sont les limites des chiffres et des mesures ? Renoncerons-nous à une approche réductionniste à l’égard de l’alimentation, de l’agriculture et de la médecine ?
Le fait que diviser pour mieux régner est l’approche ultime de la science, de la gouvernance, de la politique et de l’empire globalisé n’est pas qu’une simple coïncidence. Il y a également un lien étroit entre la déshumanisation des opprimés et la désacralisation des objets en agriculture industrielle et dans l’industrie en général. La réduction de l’être humain à un ennemi, à un consommateur, à un objet sexuel, à quelque chose d’inférieur à ce qu’il est, s’apparente à la réduction de la nature et de la vie à une ressource, à une marchandise, à un ensemble de quantités.
La dernière source d’incertitude qui me préoccupe aujourd’hui est le sujet de mes recherches de ces semaines passées : l’intelligence artificielle. L’IA est un ouragan irrépressible qui balaie le paysage économique, social, politique et psychologique. Au cours d’essais à venir, je vais développer ce que j’ai fini par comprendre : l’IA est le point culminant, l’aboutissement d’une époque de l’humanité, la civilisation de la modernité. L’IA consolide l’ensemble des connaissances humaines enregistrées (les connaissances humaines enregistrées – ce mot est essentiel) et le savoir humain enregistré. À ce titre, elle tend à encoder divers niveaux d’orthodoxie (au-delà de ceux introduits intentionnellement par les développeurs), et risque d’ancrer et d’intensifier les limitations et les angles morts qui leur sont inhérents. Par conséquent, l’IA sera un outil extraordinaire pour résoudre les problèmes à un niveau superficiel, pour étendre les solutions orthodoxes à de nouveaux extrêmes, mais elle ne bousculera pas les schémas fondamentaux à l’origine de ces problèmes. Elle peut explorer le domaine du séquençage génétique afin de développer des moyens encore plus puissants pour, comme le souligne l’article du New York Times, « [maîtriser] la technologie de l’ARN à l’origine des vaccins Covid » afin de créer, non seulement « un biopesticide qui constipe à mort les coléoptères tueurs de pommes de terre sans empoisonner le sol », mais aussi de nouvelles classes de pesticides génétiques applicables à toutes les cultures. Lorsque ces substances auront des conséquences imprévues, l’IA viendra à nouveau à la rescousse. Mais elle ne nous libérera pas du cercle vicieux.
Je pourrais en dire autant à propos des autres technologies de contrôle, qu’il s’agisse de la société ou du monde matériel. Dans le paradigme de l’ascension, qui assimile le progrès à une capacité croissante de contrôler le monde qui nous entoure, l’IA est la technologie culminante. Mais en amplifiant notre pouvoir de contrôle, elle ne nous sauvera pas des échecs du contrôle lui-même. Une mentalité totalitaire (et à mon sens ce terme s’applique au-delà de la politique) attribue toujours l’échec du contrôle à un manque de contrôle. Elle ne conçoit pas que le contrôle engendre le chaos même qu’il cherche à combattre. Elle ne comprend pas, par exemple, que la surveillance, le confinement, l’emprisonnement et le meurtre d’une population assujettie n’apporteront jamais une véritable sécurité. Elle ne comprend pas que tuer tous les insectes et toutes les mauvaises herbes ne produira pas plus de nourriture à long terme. Elle ne comprend pas que la suppression des désirs par la volonté force les désirs insatisfaits à ressortir sous une autre forme. Elle ne comprend pas qu’un contrôle plus précis des niveaux de neurotransmetteurs n’aboutira pas à la santé mentale. Elle ne comprend pas que la solution finale n’est jamais finale. L’intelligence artificielle peut nous aider à mieux faire toutes ces choses, mais elle ne nous libérera pas de la futilité du contrôle. En fait, elle menace de porter ses conséquences perverses à un nouveau niveau.
Si nous admettons ces limites, nous pourrons peut-être orienter l’IA vers un autre objectif. Et nous arriverons peut-être à élargir ses données d’entraînement pour inclure des connaissances et des savoirs qui sont mal représentés, voire pas du tout, dans l’ensemble des archives numériques de la civilisation.
Il existe d’autres limites fondamentales au pouvoir de l’IA, comme celles reflétées dans le travail de personnes telles que Kalah. Mais je voudrais revenir au thème de la consternation qui a motivé cet essai. Il se peut qu’en atteignant un nouveau degré de conséquences perverses, cette incapacité de l’IA à améliorer notre bien-être, nous soyons poussés à bout. Car si elle marque l’aboutissement de notre époque, elle en annonce aussi une nouvelle. En effet, la technologie elle-même n’est pas du tout basée sur un paradigme de contrôle réductionniste. Elle est donc potentiellement une passerelle vers la prochaine civilisation.
La question de savoir si l’IA réalisera ce potentiel n’est cependant pas une question technologique. Il s’agit de savoir si nous sommes prêts à guérir de l’ère de la séparation dans laquelle nous avons vécu. Sommes-nous prêts à abandonner les systèmes de croyances qui exigent le contrôle ? Lorsque nous le serons, la paix en Israël/Palestine en sera un signe majeur. Je ne sais pas comment y parvenir. Certes, j’ai soumis une proposition sur ce que « nous » devrions faire. J’ai eu l’impression de siffler dans le vent. Les deux camps, de part et d’autre du débat, pensaient que je faisais preuve d’une générosité naïve envers l’autre camp. Le fossé entre les deux est énorme. Néanmoins, malgré la poursuite des massacres et l’élargissement des méthodes de nettoyage ethnique et d’expansion territoriale, contre toute attente, la croyance en une possible guérison refuse de mourir. J’ai vu suffisamment de guérisons « impossibles » dans ma vie pour continuer à y croire. Si le conflit Israël/Palestine peut guérir, le monde entier peut guérir. Si le conflit ne guérit pas, si le corps global de l’humanité continue à porter cette plaie sanguinolente, le monde entier finira par être aspiré dans son vortex. Les technologies de contrôle appliquées aux êtres humains se répandront partout et atteindront des niveaux de précision inimaginables. Nulle part au monde n’y échappera, et, contrairement à ce qu’elles promettent, nous aurons non pas davantage, mais moins de sécurité, moins d’abondance et moins de santé.
J’aurais voulu terminer ce texte par un appel à l’action, par une solution, ou par un plan pour aller de l’avant. Mais je vais plutôt conclure en partageant mon désarroi de me trouver entouré de ces quatre sources en effervescence, ce curieux mélange d’eaux. Je vous remercie.
Photo de Une : © Nikola Jovanovic